Article invité: Un plan pour résoudre les mystères des vastes tourbières du Congo
Simon Lewis est professeur en sciences de changement global à l’Université de Leeds et à l’Université College de Londres, ainsi que collaborateur à la rédaction de Carbon Brief.
En 2017, j’ai conduit une équipe de scientifiques à la publication de la toute première carte qui a mis en valeur l’existence dans la Cuvette Centrale du bassin du Congo du plus grand complexe de tourbières en zone tropicale au monde, avec une superficie de 145 500 kilomètres carrés, ce qui est plus grand que la superficie de l’Angleterre.
La tourbe est un type de sol des zones humides, constituée de matières végétales partiellement décomposées et est riche en carbone. Nous estimons qu’une réserve d’environ 30 milliards de tonnes de carbone est contenue dans les tourbières que nous avons découvertes, soit l’équivalent de trois ans d’émissions mondiales liées aux énergies fossiles.
Compte tenu du carbone renfermé dans les tourbières, leur protection est devenue une priorité mondiale. Suite à notre découverte, la République du Congo et la République démocratique du Congo (RDC) ont toutes les deux signé la Déclaration de Brazzaville, un accord qui vise à protéger et à préserver cet écosystème précieux.
Bien qu’elles soient pour la plupart intactes et de plus en plus protégées par écrit, en réalité les tourbières sont menacées par l’extension du réseau routier, l’exploitation forestière et pétrolière, et le drainage des eaux afin de développer des plantations industrielles de palmier à huile. De plus, la hausse des températures pourrait inverser l’équilibre des tourbières, au point qu’elles libéreront le carbone dans l’atmosphère au lieu de le contenir.
La bonne nouvelle est que ce mois-ci nous avons commencé la deuxième phase du projet « CongoPeat », un important programme scientifique quinquennal qui a bénéficié d’un financement de 3,7 millions de livres sterling, accordé par le Conseil de recherche sur l’environnement naturel (NERC) du gouvernement britannique.
Le programme vise à acquérir une compréhension globale de cet écosystème riche en carbone en répondant à des questions clés sur son passé, son présent et son futur.
§ Le passé: pourquoi les tourbières se sont-elles formées?
La datation radiocarbone de la tourbe – jusqu’à cinq mètres sous la surface – a révélé que les tourbières ont commencé à se former il y a près de 10 000 ans, après le retrait de la dernière glaciation, quand l’Afrique centrale est devenue plus chaude et plus humide.
En nous basant sur cette découverte initiale, nous reconstituerons laborieusement la végétation passée de la région en prenant des carottes de tourbe et en utilisant les vieux grains de pollen piégés là-dedans.
Sous la direction du Dr Ian Lawson de l’Université de St Andrews, l’analyse du pollen nous permettra de comprendre la formation initiale des tourbières et les changements qu’elles ont subis.
Prof Susan Page et Dr Arnoud Boom de l’Université de Leicester poursuivront des analyses supplémentaires des « indicateurs », telles que la composition chimique de la cire présente sur la surface de feuilles partiellement décomposées et préservées dans la tourbe. Ces indicateurs fournissent un bilan des changements des températures et des taux de précipitation au cours du temps, ce qui nous permettra de reconstituer le climat passé de la région.
Ces recherches nous permettront de découvrir comment les changements de températures et des taux de précipitation dans le passé ont affecté l’accumulation ou l’émission du carbone dans les tourbières. Nous pourrons également comprendre dans quelle mesure les tourbières resteraient stables face aux conditions climatiques actuelles et futures.
§ Le présent: comment fonctionnent-elles les tourbières aujourd’hui?
Afin de mieux protéger et de bien gérer les tourbières, nous devons connaître la localisation précise de la tourbe, la quantité de carbone stockée par les tourbières et le rôle qu’elles jouent au sein de l’écosystème des forêts tropicales.
Nous pourrons cartographier la répartition de différents types de végétation en utilisant des satellites, mais comme cette méthode ne détectera pas la tourbe directement, des données sur le terrain seront essentielles.
Avec nos partenaires des deux Congo, Dr Suspense Averti Ifo de l’Université Marien N’gouabi, République du Congo, Dr Corneille Ewango de l’Université de Kisangani, République démocratique du Congo, et Dr Mark Gately de WCS Congo, nous entreprendrons une série d’expéditions à travers la région entière afin de prélever des échantillons de tourbe et d’estimer son épaisseur et sa teneur en carbone.
Sous la direction de la Dr Greta Dargie de l’Université de Leeds, l’équipe mettra des semaines à voyager en bateau et à pied, se hasardant au cœur des tourbières, tout en évitant les crocodiles nains endémiques, pour cartographier la végétation marécageuse de la tourbe, mesurer l’épaisseur de la tourbe et renvoyer des échantillons de tourbe aux laboratoires du Royaume-Uni.
En mettant ensemble ces informations et les données des satellites, nous pourrons ensuite produire de nouvelles cartes précises pour les tourbières.
Le carbone comparé au CO2: Les termes le carbone et le CO2 s’utilisent souvent de façon interchangeable, mais une différence importante existe. Le carbone est un élément alors que le CO2 est un composé qui regroupe un atome de carbone et deux atomes d’oxygène. La teneur en carbone d’une tonne de carbone n’est pas la même qu’une tonne de CO2. Au contraire, une tonne de CO2 contient 0,27 tonnes de carbone. Ou bien on peut dire qu’une tonne de carbone est l’équivalent de 3,67 tonnes de CO2.
Des données de la RDC n’ont pas figuré lors de la découverte initiale des tourbières, ce qui est d’une importance capitale parce que nous estimons qu’elle abrite deux-tiers de la superficie de tourbe et de la réserve de carbone de la zone. La nouvelle phase du projet, avec les données qui seront collectées en RDC, nous permettra de vérifier cette hypothèse et mettre à disposition les premières cartes tirées de données des tourbières de la RDC.
Les tourbières jouent un rôle important non seulement dans la capture de carbone de l’atmosphère : ces zones humides libèrent de grandes quantités du gaz à effet de serre, le méthane, du fait qu’elles sont saturées en eau.
Sous la direction de la Dr Sofie Sjögersten de l’Université de Nottingham, des données seront collectées et des analyses faites afin d’évaluer pour la première fois l’étendue des émissions sur le terrain.
Ces mesures seront complétées par des prélèvements intensifs d’un site bien étudié. Des étudiants en doctorat à l’Université Marien N’gouabi suivront les échanges de carbone entre l’atmosphère, la végétation et la tourbe au cours de deux années. Les chercheurs mesureront chaque mois plusieurs paramètres qui permettent de caractériser le fonctionnenement de cet écosystème, y compris les litières fines en chute (feuilles, brindilles, écorces) et du bois mort vers la tourbe, et leurs taux de décomposition.
Finalement, afin d’obtenir des estimations de la réserve de carbone et des émissions de gaz à effet de serre à travers la région, toutes nos mesures de terrain feront l’objet d’un accroissement d’échelle en utilisant des satellites. Pour faciliter ceci, nous obtiendrons une image détaillée de la topographie – l’aspect physique de la zone – en déployant un drone.
Sous la direction du Dr Ed Mitchard, de l’Université d’Édimbourg, cet aspect du projet établira l’importance et le rôle des tourbières dans le cycle mondial du carbone.
§ Le futur: les tourbières sont-elles stables?
Afin de faire des projections relatives au futur des tourbières, nous devrons utiliser des modèles. Nous utiliserons les mesures effectuées par l’équipe de recherches afin de développer une version congolaise de DigiBog, un modèle qui simule le développement des écosystèmes des tourbières.
Sous la direction du Prof Andy Baird de l’Université de Leeds, DigiBog montrera la « croissance » ou la « destruction » des tourbières selon l’entrée de données, telles que la quantité de carbone qui s’ajoute au sol provenant des matières végétales mortes et du taux de décomposition de celles-ci.
Nous pourrons utiliser le modèle à simuler le déboisement, ce qui nous permettra d’évaluer l’effet de l’exploitation forestière sur le stock de carbone présent dans la tourbe. On pourrait également creuser des canaux virtuels de drainage, afin d’estimer la quantité de carbone qui sera rejetée dans l’atmosphère si la tourbe subit un drainage pour une plantation d’huile de palmier, par exemple.
Cependant DigiBog n’est pas adapté à l’usage au sein de modèles climatiques à l’échelle mondiale. Pour les réaliser, nous devrons nous associer aux efforts mondiaux de modélisation qui sont en cours. Nous améliorerons le modèle communautaire britannique de la surface des terres mondiales, appelé JULES (Joint UK Land Environment Simulator) de façon qu’elle intègre les tourbières tropicales. Ce travail sera conduit sous la direction du Prof Richard Betts de l’Université d’Exeter et du Hadley Centre du Met Office (le service officiel de la météorologie au Royaume-Uni).
Cela nous permettra d’examiner la manière dans laquelle les tourbières congolaises répondront à d’éventuels futurs scénarios climatiques. Ainsi nous pourrons répondre à la question fondamentale: ces tourbières sont-elles un nouveau point de déséquilibre au sein du système terrestre?
§ Liens à la politique
L’ambition de notre projet, CongoPeat, est de mettre à disposition des décideurs et de la société civile des informations opportunes dans un format qui leur est utile. Dr Lera Miles, du Centre mondial de surveillance continue de la conservation de la nature (UNEP World Conservation Monitoring Centre), mènera un projet qui a pour objectif de présenter nos résultats scientifiques en langage accessible à ceux qui s’occupent de la protection et de la gestion des tourbières.
Cette étape très importante de notre projet s’effectuera avec le soutien continu d’organisations internationales telles que l’Initiative mondiale sur les tourbières, les gouvernements des deux pays, la République du Congo et la RDC, WCS Congo et les communautés vivant aux environs des tourbières, ce qui devrait garantir que notre travail laisse un héritage positif et durable.